Laure Dautzenberg : Portrait de l’artiste après sa mort présente la particularité d’être adapté à chaque pays dans lequel la pièce est créée. Pourquoi un tel choix ?
Davide Carnevali : Je pense que la dramaturgie et la mise en scène sont un travail de réécriture permanente. J’ai commencé ma carrière théâtrale simplement comme auteur et je voulais que mes pièces puissent être comprises indifféremment dans différents pays, parce que j’étais conscient que je ne pouvais pas vivre en étant seulement un auteur italien ; je voulais être un auteur européen. En travaillant sur les traductions de mes pièces, j’ai réalisé que c’était une bonne pratique, pas seulement en terme linguistique. Le coeur du travail de mise en scène est toujours une réécriture. C’est aussi le travail que font les comédiens à chaque représentation. Ils sont conscients que le public est différent et qu’ils doivent s’adapter, par un mécanisme de rétro-alimentation continue entre la scène et la salle.
Puisque cette pièce confronte la période de la dictature argentine à des dictatures européennes (l’Allemagne et l’Italie fascistes, l’Espagne de la guerre civile, la France de l’Occupation), c’est encore plus évident. À chaque fois, on cherche un lien entre les régimes, et on cherche des résonances également avec la vie des comédiens. En Italie, les liens avec la salle du Piccolo Théâtre de Milan étaient très perceptibles, parce que l’une de ses salles a été un lieu de torture pendant le fascisme. En Catalogne, on a cherché plutôt les résonances avec la guerre civile espagnole et les différences entre les deux grands-pères du comédien, dont l’un était républicain et l’autre national-fasciste. On a voulu revisiter cette histoire familiale pour la convertir en une histoire publique, pas seulement intime, même si l’intimité de l’acteur est pour moi fondamentale.
L. D. : Comment avez-vous eu l’idée d’adapter cette pièce pour
Marcial Di Fonzo Bo ?
D. C. : Marcial a assisté à une lecture du texte à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon il y a quatre ou cinq ans. Il a alors voulu interpréter le texte, ce qui était pour moi un grand honneur. Après, c’est une version différente des versions italienne, catalane et allemande, précisément parce que Marcial est argentin, et qu’il a un rapport d’expérience personnelle différent de celui des comédiens qui ont interprété ce texte. Il a vu et vécu de près dans son enfance et son adolescence la dictature argentine. Cette histoire l’oblige à rouvrir son passé, à raconter l’histoire des deux pays où il vit, à réfléchir sur la façon dont au XXe siècle cette même barbarie est réapparue sous des noms différents sur les deux continents.
L. D. : La pièce est écrite sur un principe de mise en abîme, de poupées gigognes. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette forme ?
D. C. : Ce jeu de mise en abîme, d’exposition des mécanismes du théâtre sert à faire remarquer en permanence l’artificialité de ce que nous sommes en train de voir sur le plateau. On raconte une histoire au public, mais en même temps on montre, on visibilise la construction de cette histoire. Cela veut dire que les spectateurs et les spectatrices font deux expériences en même temps. Il faut qu’iels soient conscient·es du fait que c’est une fiction et qu’en construisant une fiction, on construit un point de vue sur la réalité. C’est un peu l’héritage brechtien, cette utopie de former le public à interpréter tous les discours, notamment les discours politiques, qui l’attendent hors de la salle, dans la vie quotidienne. Cela permet aussi au spectateur, à la spectatrice, de construire son propre point de vue sur la réalité à partir des instruments que nous donnons pendant le spectacle.
L. D. : Dans votre note d’intention, vous insistez d’ailleurs sur la nécessité d’allier l’effet de réalité et la conscience de la fiction. Est-ce-que cela vous paraît particulièrement important aujourd’hui ?
D. C. : Je pense que cette question a toujours été importante, mais aujourd’hui, on assiste à un renouveau du populisme politique. En Allemagne, l’un des pays où je vis, l’AFD a presque gagné lors des dernières élections en Thuringe et en Saxe. Il semble aujourd’hui que seul le populisme, de droite comme de gauche, peut convaincre réellement l’électorat. Or le populisme se base sur la construction d’un discours rhétorique fondé sur la manipulation de la sensibilité, l’utilisation de certains affects, la construction d’un personnage. Toutes ces questions sont aussi des questions théâtrales qui nous intéressent dans ce spectacle : comment un personnage ré-élabore les faits réels pour construire une narration, et comment cette narration a des effets émotionnels sur le public, notamment ici avec le faux final. Le concept même de représentation est un concept politique autant qu’artistique et théâtral : être là au lieu d’une autre personne. La responsabilité de la construction de ce point de vue, de ce discours, est une question intimement et urgemment politique aujourd’hui.
L. D. : Il y a un côté enquête dans cette pièce, à la fois dans le texte et dans la mise en scène, puisque Marcial Di Fonzo Bo épingle des éléments, des « preuves »...
D. C. : Oui, l’enquête est fondamentale parce que le travail de l’historien est réellement un travail policier, un travail de détective. Peut-on arriver à la vérité ou peut-on seulement reconstruire une idée de vérité ? C’est la question de tous les romans policiers.
L. D. : La scénographie est très importante. Il y a à la fois celle du plateau et celle de l’appartement évoqué qui se construisent en écho. Comment l’avez-vous pensée ?
D. C. : Avec Charlotte Pistorius, la scénographe, nous l’avons pensée comme une question posée à la réalité. Il y a un mélange de réalité et de fiction, des objets qui sont réellement des objets argentins des années 70, d’autres qui datent des années 40, d’autres encore qui sont des reproductions de cette période-là. Par ailleurs, les spectateurs et les spectatrices voient un espace qui n’est pas totalement construit, pas totalement réaliste. Ils voient la structure de la scénographie. Et pour finir, le public est invité à venir sur le plateau comme s’il s’agissait d’un musée. C’est très important pour moi qu’il puisse vivre cette expérience d’abord en tant que spectateur, spectatrice, qui regarde et, après, en tant que personne qui peut toucher les objets, le décor, qui peut réellement se promener dans l’espace et prendre conscience de ce qui est vrai et de ce qui est faux. Il y a cette idée d’écouter une histoire et après de la vivre, de regarder quelque chose et après de « rentrer dedans ». Ce passage est fondamental.
L. D. : Pourquoi trouvez-vous cela fondamental comme expérience de spectateur ?
D. C. : Je pense que le théâtre est plus pertinent que les autres arts, parce qu’on a la possibilité pas seulement d’écouter une histoire, mais de faire l’expérience de cette histoire. De faire l’expérience que l’histoire, le langage, sont insuffisants pour expliquer toute la réalité. Le langage donne une forme au réel, mais une part de ce réel, quand on en fait justement l’expérience, échappe tout le temps à sa formalisation. Cela veut dire que toutes les formes sont subjectives, relèvent d’un acte artificiel et qu’il faut en avoir conscience, car sinon l’on peut confondre la subjectivité avec le fait réel. Ce qui est précisément la question de la manipulation de l’information,
du populisme...
L. D. : Pourquoi avoir choisi la dimension musicale à travers les personnages des compositeurs disparus ?
D. C. : Ce texte est né d’une commande du Münchner Biennale, un festival de musique-théâtre, qui m’a proposé de travailler avec un compositeur argentin. J’ai alors décidé d’écrire une histoire sur l’Argentine, où j’ai vécu un temps. Dans la première version, le comédien jouait du piano en direct, en concert. Maintenant, il y a ce piano qui joue seul et je trouve que c’est très intéressant pour marquer l’absence du compositeur. Cela désigne le corps du desaparecido, celui qui n’est pas là, dont le destin reste incertain. Et c’est encore lié au concept de représentation dont on parlait : être là pour quelqu’un d’autre. Dans le théâtre, ce mécanisme est toujours là. Le comédien est toujours le substitut d’une absence et cette visibilisation de l’absence est pour moi le coeur politique de ce projet. Ce piano qui joue seul, cette disparition du musicien, je trouve que c’est très fort. Après, la musique met aussi l’accent sur la question de tout ce que le langage ne peut pas dire car la musique est un langage non signifiant dans l’idée saussurrienne de signifiant/signifié. C’est un langage qui ne passe pas par la logicisation.
L. D. : Ce qui est au coeur de cette pièce est la question de la mémoire mais également de qui pour la porter. Car il y a aussi cette question de la légitimité à l’exprimer. Peut-on parler au nom de gens qui ne peuvent plus ou qui n’ont pas pu, ou qui ne peuvent toujours pas… Vous mettez ce paradoxe en scène. Comment avez-vous abordé cette question et en quoi est-elle importante pour vous ?
D. C. : La question de la légitimité à parler est fondamentale aujourd’hui et pas seulement en ce qui concerne la mémoire historique. Nous, Européens, peut-on parler de cultures non européennes ? Moi, en tant qu’homme blanc, puis-je parler de questions qui regardent plutôt le féminisme ? On peut parler pour les victimes, mais nous sommes les vainqueurs. Le risque est donc de substituer notre voix à celle des victimes et cela revient à les tuer une deuxième fois. Alors comment peut-on récupérer la voix des victimes ? C’est très compliqué. Mais à l’inverse, ne pouvoir parler de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes est peu intéressant et très réducteur. Alors je pense qu’il faut laisser résonner le silence, comme le dit Walter Benjamin, et être critique avec notre propre discours. Je pense qu’on peut parler de tout si, avec le discours, on porte aussi la partialité, l’évidence de la subjectivité, du point de vue à partir duquel nous parlons. On en revient à ma volonté de visibiliser tout le mécanisme théâtral dans ce spectacle. Je pense que c’est l’unique possibilité pour pouvoir parler de tout.