Entretien

avec Betty Tchomanga pour le spectacle Histoire(s) décoloniale(s)


Victor Roussel : Qu’est-ce qui vous a convaincue de créer pour les salles de classe ?
Betty Tchomanga : Le spectacle est d’abord issu d’une commande que m’a passée Maïté Rivière, alors directrice du Quartz à Brest, théâtre auquel j’étais associée. Elle m’a proposé de réfléchir à une forme qui s’adresse à la jeunesse, alors je me suis posé la question de ce que j’avais envie de transmettre à des collégien·nes et lycéen·nes. Je venais de partir au Bénin, car je m’intéressais au vaudou pour ma précédente création Leçons de ténèbres, et j’avais l’impression d’y avoir découvert une autre façon de parler de la traite et de l’esclavage. Je me suis aussi rendu compte à quel point on avait une image ignorante du vaudou, une image issue de la pensée coloniale. En discutant de mon travail avec des enseignantes, j’ai constaté que ces thèmes faisaient écho au programme d’Histoire de 4ème et de 3ème. Je me suis dit que mon rôle en tant qu’artiste était peut-être de proposer, dans une salle de classe, une vision qui décale le programme scolaire, qui questionne la façon dont l’Histoire est transmise et dont est enseignée la colonisation, dont on ne parle plus aujourd’hui comme on en parlait il y a 60 ans. Et puis j’ai le goût d’aller jouer hors des théâtres ; depuis mon solo Mascarades j’aime naviguer entre les espaces.

V.R. : Chaque portrait est d’abord le fruit d’une rencontre…
B.T. : Le processus de travail s’est affiné avec le temps puisque les portraits se sont créés successivement. Mais, dès le départ, je voulais commencer les répétitions par plusieurs jours d’entretiens. Même si je connaissais déjà les quatre interprètes, j’avais d’abord envie d’être dans une posture d’écoute, de me laisser guider par leur histoire, par leur manière de se raconter et d’entrer dans ce travail. Je pouvais ensuite rebondir, réfléchir à ce qui m’interpellait dans leurs récits, et dégager un axe de travail pour chaque portrait. Un procédé d’écriture a émergé avec le portrait d’Emma : j’ai écrit pour chacun·e un texte à la première personne du singulier, chaque phrase commençant par « je suis », en partant des informations présentes sur la carte d’identité, ce document administratif qui circonscrit qui nous sommes, pour ensuite raconter nos lignées, nos ancestralités, pour voyager dans le temps et l’espace et traverser les dates qui ont fait l’histoire personnelle et la grande Histoire. Selon les portraits, ce procédé a pu faire émerger différentes tonalités ou registres, d’une adresse directe vers des formes plus poétiques.

V.R. : Comment s’est écrite la danse à partir de ces portraits ?
B.T. : Emma, Folly, Dalila et Mulunesh ont des histoires de corps très différentes, et c’est la première fois que je n’ai pas écrit la danse en amont, sur mon propre corps. J’ai vraiment essayé d’aller chercher les danses qui les constituent, en leur demandant par exemple quelle était la danse de leur enfance, leur danse d’aujourd’hui, la danse qu’iels détestent, celle qu’iels connaissent pas cœur ou celle qu’iels ignorent. Pour Emma, j’ai écrit une danse inaugurale que j’ai appelée le « maître fou », sur une musique de Max Roach, comme un chef d’orchestre qui va trop vite, jusqu’à la pantomime et le burlesque. Et avec Mulunesh, nous sommes parties du krump, qu’elle pratique aujourd’hui, et d’Eskista, une danse traditionnelle éthiopienne qui est restée gravée dans sa mémoire alors que, dans son parcours d’adoption, elle avait fini par oublier sa langue d’origine. J’ai trouvé très fort que la danse soit restée alors que la langue a disparu. Cette danse éthiopienne est très axée sur des mouvements des épaules et de la tête, des mouvements que j’ai étirés et répétés pour que d’autres choses apparaissent depuis la tradition.  

V.R. : Quel rôle ont joué les costumes dans la création ?
B.T. : Les portraits se sont construits grâce aux costumes qui, dans mes créations, jouent toujours un rôle important. Ces costumes ont une fonction de protagonistes c’est-à-dire qu’ils participent au récit au même titre que la danse, la musique ou le texte. Le tissu-monde dont est vêtue Emma évoque ainsi l’Histoire ethnocentrique, celle des explorateurs, d’un Occident qui a du mal à se décentrer. Il s’agissait de questionner la carte comme représentation du monde affichée dans toutes les salles de classe. Quant à la collerette blanche que porte Mulunesh, c’est un symbole fort qui renvoie d’abord à la représentation des personnages importants dans la peinture classique. C’est une manière de se réapproprier l’histoire et de proposer d’autres histoires comme importantes !