Le Monde tel qu’il est


Ne laissez personne, personne, vous persuader que le monde est ainsi fait et que, par conséquent, c’est ainsi qu’il doit être. Il doit être tel qu’il devrait être.
  Toni Morrison

Voilà un an que le Théâtre de la Bastille m’a ouvert ses portes. Un an que je partage avec l’équipe, les artistes et les spectateurs, spectatrices, une formidable aventure de théâtre public. Je ne m’étendrai pas sur ce privilège qui m’est donné, il est réel et certain.

Je préfère interroger ici les responsabilités et les devoirs qu’il convoque, à l’heure où nos services publics de la santé, de l’éducation, des logements, des transports et de la culture sont fortement dégradés. Car si le socle de nos missions repose sur la prise en compte permanente des intérêts collectifs, il a besoin que ses quatre principes de fonctionnement soient respectés : l'égalité, l’équité, l’adaptabilité et la continuité.
Ces quatre valeurs cardinales permettent à une société de vivre dans le respect et dans l’écoute des uns, des unes, et des autres. Elles sont garantes du commun, indispensable à toute démocratie, permettent la prise en compte des besoins, des trajectoires et des identités singulières de chacun, de chacune.
Sans elles, s’exacerbent l’individualisme, la pensée unique, l’exclusion, la peur de l’autre et de sa différence.
Sans elles, nous ne sommes plus en capacité de nous protéger des prédations économiques et politiques.
Sans elles, nous forgeons de nouvelles armes contre la solidarité, nous effaçons, lentement mais sûrement, la nécessité d’une cohésion sociale sans laquelle la vie ne serait plus la vie.

L’absence de conscience d’autrui, son effacement au profit d’une individualité triomphante, revient à nier notre interdépendance au moment où les fractures du monde n’en finissent plus de se creuser…
Où que se situent les guerres, les ravages de la faim, les bascules de régimes politiques, les réalités du réchauffement climatique, le silence assourdissant qui pèse sur les violences faites aux femmes et aux enfants, l’ère de la surinformation a au moins ce revers positif :
Personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.
Personne ne peut ignorer les génocides qui ont lieu à nos portes, les enfants, les femmes, et les hommes qui continuent de se noyer dans la Méditerranée, le spectre de l’antisémitisme qui rode, le racisme ordinaire, notre planète qui étouffe, nos démocraties qui s’effondrent.
Sans l’existence d’une autre conscience à laquelle se heurter, nous ne pourrions pas apprendre à nous situer sur le plan moral, intellectuel ou spirituel, nous ne serions pas en capacité de déplacer, tout au long de la vie, nos engagements, nos intelligences, nos identités. Nous ne serions pas libres de choisir qui nous voulons être, ce que nous voulons défendre.

Alors que faire de tout ceci ensemble ?

Croire en ses petites révolutions personnelles: elles sont actions, réactions, résistances.
La goutte d'eau n'est jamais dérisoire.

Se réjouir de la puissance de nos amitiés* : elles permettent de refaire famille, elles sont sources de force, de courage, de luttes communes, de valeurs partagées, de reconnaissances intimes, elles ouvrent de nouvelles configurations sociales et politiques, elles génèrent des îlots de joie.
La goutte d'eau n'est jamais inutile.

Et que faire de tout ceci dans un théâtre ?
Commencer par regarder le monde tel qu’il est, tel qu’il pourrait être, et accompagner les artistes qui s’en saisissent.
Garantir que « programmer » ne doit pas être l’exercice d’un pouvoir, mais toujours l’affirmation d’un choix: qui rendre visible ? que raconter du monde et de la société ? à qui s’adresser ? quelle place donner aux formes, aux esthétiques, à leur renouvellement, à d’autres récits, à la singularité de chacun, de chacune ? Pourquoi ?

Avoir de la tendresse pour ce que l’on parviendra à faire et ce qui échouera.
Se réjouir des tentatives.
Prendre le risque d’être déçu·e ou le pari d’être transporté·e.
Se laisser traverser.
Être curieux·se.
Vouloir être surpris·e.
Se foutre de ne pas tout comprendre.
S’amuser de ce qui nous échappe.
Questionner ce qui nous sépare.
Retrouver la joie et la nécessité d’être différent·es, ensemble.

La culture n’est ni un luxe, ni une distraction superflue, et ne doit pas le devenir.
Elle est de première nécessité.
C’est un droit fondamental : elle nous aide à réfléchir le monde dans lequel on vit, elle apporte des outils critiques indispensables au libre arbitre, elle participe à notre identité, nous fait grandir.
Elle doit rester une dimension capitale de l’intervention publique. Sa défense est un impératif éthique et citoyen.

Claire Dupont

Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’Art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, la fainéantise inavouée, le recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même.
  Jean-Luc Lagarce