Entretien


avec Ali Chahrour à propos du spectacle The Love Behind My Eyes

Victor Roussel : Comment s’inscrit The Love Behind My Eyes dans votre travail ?
Ali Chahrour : Ce spectacle fait partie d’une trilogie qui aborde différentes facettes de l’amour, différentes façons de vivre et d’exprimer ce sentiment dans nos sociétés contemporaines, de l’amour maternel à la passion interdite entre deux hommes.
The Love Behind My Eyes est inspiré d’une légende arabe, l’histoire de Mohammad ben Daoud, qui était mufti dans le Baghdâd du IXe siècle, une figure religieuse très importante, une sorte de juge dont le rôle est d’interpréter la loi musulmane. Après être tombé fou amoureux d’un jeune homme, il a perdu la notion du bien et du mal, le sens de la logique, alors il a abandonné son rôle de juge. Et face à une société et à une religion qui réprouvaient ses sentiments, il a finalement dû mettre un terme à cette relation. On raconte d’ailleurs qu’il est mort très jeune d’avoir eu le coeur brisé.

V. R. : Les poèmes de Mohammad ben Daoud ont-ils été une source d’inspiration pour l’écriture du spectacle ?
A. C. : Pour surmonter sa peine et transfigurer l’interdit, il a écrit de très beaux poèmes, sur des moments volés, des anecdotes parfois naïves. Un poème raconte par exemple que son amant, se regardant un jour dans un miroir au hammam, s’est trouvé tellement beau qu’il s’est couvert le visage d’un voile noir pour marcher dans les rues de Baghdâd car il voulait n’être vu que de Mohammad ben Daoud. Ces poèmes contiennent également beaucoup d’images de corps, et se sont ainsi révélés très inspirants pour danser. Mais nous nous sommes aussi inspirés d’autres histoires d’amour qui n’ont pas pu fleurir, des histoires qui ont lieu aujourd’hui à Beyrouth et partout dans le monde, des amants tués et punis de s’être aimés.

V. R. : Quel rôle donnez-vous à Leila Chahrour, dont le chant accompagne la danse ?
A. C. : J’ai insisté pour que Leila Chahrour soit sur scène. Elle représente la mère, le témoin, une figure religieuse qui regarde cette histoire d’amour, qui s’en lamente et qui en même temps lui donne sa bénédiction. C’est très rare qu’une femme avec une éducation religieuse puisse chanter l’amour entre deux hommes ! Je trouve ça important de confronter sur scène l’héritage religieux et la passion amoureuse, grâce au pouvoir de la danse.

V. R. : La dramaturgie des rituels est très importante dans vos spectacles. Quel territoire esthétique essayez-vous de créer en confrontant la scène du théâtre et les cérémonies religieuses ?
A. C. : Je suis très inspiré par la présence des corps dans les cérémonies religieuses. Les rituels sont faits de normes et de tabous qui modèlent les corps et pourtant, au coeur de l’intense tristesse d’une cérémonie funéraire, il y a parfois des instants de grande liberté, les personnes échappent soudain aux règles, des gestes font révolution. Je m’inspire également de l’esthétique des rituels, de la répétition et du temps qui s’allonge. En jouant avec ce langage sur scène, je cherche à déplacer et à questionner la place de la religion dans nos vies. The Love Behind My Eyes est pourtant assez diffèrent de mes précédentes créations car il ne se réfère pas à un rituel en particulier. C’est une performance physique, sans instruments de musique, sans texte, simplement deux corps dansant et une chanteuse.

V. R. : The Love Behind My Eyes prend l’apparence d’une peinture où se mêle la mort et la sensualité…
A. C. : Ce spectacle montre la fin d’une relation, se mêlent la tendresse et la violence, le soin et le déchirement. Cela m’intéresse que les extrêmes puissent coexister sur scène, et je trouve de la beauté dans l’idée d’une poésie agressive. J’ai imaginé la chorégraphie de ce spectacle comme un livre dont on tourne les pages, toutes ornées de corps entrelacés, et qui finissent par créer une narration. Je ne voulais pas que nous dansions, mais que nous peignions nos corps dans l’espace, en utilisant la lumière pour fabriquer des images très précises. Ces peintures mouvantes sont suspendues entre le rêve et la réalité, entre le sommeil et le réveil. Et dans ce temps suspendu, dilaté, le contact d’une main sur la peau, un regard, prennent une ampleur très forte. Car prendre le temps de toucher et de regarder la personne qu’on aime est devenu un véritable luxe !

V. R. : L’amour a donc toujours une force politique ?
A. C. : Depuis cinq ans, nous vivons une crise sans fin au Liban, une crise économique qui s’est amplifiée avec l’explosion du port de Beyrouth. Les banques ont volé nos économies, aujourd’hui la guerre menace de nouveau. La seule chose qui nous permet de tenir debout et de continuer à vivre dans cette ville qui nous tue chaque jour, ce sont les personnes qu’on aime, le soutien que nous nous apportons. Le pouvoir de l’amour est donc une chose très politique et ce spectacle est un acte de résistance. Des histoires intimes, cachées dans les maisons, peuvent incarner puissamment le contexte politique actuel. En réalité, ce spectacle est tellement politique que nous étions effrayés au moment de le montrer à Beyrouth, nous avions peur de la prison, de la violence de certaines personnes. Si tout s’est finalement bien passé, c’est que nous étions protégés par le fait que, plutôt qu’une prise de position, le spectacle invite d’abord le public à ressentir la force esthétique de l’amour. Le théâtre peut encore nous protéger. Et si l’histoire du mufti Mohammad ben Daoud est une vieille légende, je crois que nous devons aussi archiver nos histoires d’amour interdites, raconter les amants qui sont aujourd’hui séparés, parfois tués, pour qu’ils deviennent à leur tour des légendes de l’histoire arabe.