Entretien avec Ioanna Paraskevopoulou


Victor Roussel : Comment le bruitage de cinéma vous a-t-il permis de questionner la relation entre la danse et l’image ?
Ioanna Paraskevopoulou : Pendant mes études en arts visuels à l’université, je cherchais à connecter la danse, le son et l’image. J’ai alors découvert le travail des bruiteurs – j’ignorais tout de ce traitement du son dans la postproduction des films – et j’ai trouvé très ludique cette façon de transformer le mouvement en sons. Je me suis donc tournée vers le cinéma, j’ai extrait des scènes de films libres de droit, des westerns, des films d’horreur, des comédies musicales... Avec Georgios, le danseur du spectacle, nous avons ensuite cherché comment recomposer la bande-son de ces films en direct sur scène et, ce faisant, nous avons écrit une partition chorégraphique en forme de collage de mouvements, de sons et d’images. J’étais aussi intéressée par l’idée de représenter sur scène le bruitage, un travail invisible qui a d’habitude lieu dans les coulisses. Je cherche ainsi des gestes qui ne soient pas autoréférentiels, des gestes qui ont une utilité, qui produisent une empreinte, dont on ressent physiquement les effets. D’ailleurs, en essayant de trouver un chemin personnel entre ces différents éléments, je m’aperçois que je ne pense plus à la chorégraphie à partir du mouvement, j’écoute plutôt le son de la pièce, c’est même devenu mon outil principal. Et puis j’ai aussi besoin de manipuler des accessoires, je veux que la connexion à l’objet soit très présente. Écouter, sentir, voir, je veux que tout cela fasse partie de l’écriture, que tout cela laisse des empreintes tangibles sur scène. Je ne peux pas m’imaginer comme chorégraphe avec mon corps seul sur scène.

V.R. : Comment avez-vous assemblé ces différentes strates en écrivant le spectacle ?
I.P. : Mon processus de création commence par la collecte de matériaux que j’emprunte à d’autres, des vieux films donc ou, dans mon dernier solo, des vidéos familiales et amateurs, comme une mémoire collective dont j’essaye ensuite de connecter les fragments, à l’instinct, d’une manière subconsciente. Le début de Mos est très fonctionnel, nous exécutons le travail des bruiteurs, sans tricher, nous manions les matériaux d’une manière très concrète. Alors que le spectacle se déploie, le trajet se fait plus personnel, notamment par les films qui sont projetés. Par exemple, j’ai intégré une scène de Bande à part de Jean-Luc Godard, la scène où les trois personnages, assis dans un café, observent une minute de silence, et où c’est le son du film même qui se trouve coupé. Projeter cette scène produit un effet tellement simple et fort, son silence nous permet d’être nous-mêmes sur scène, et plus seulement des danseurs que le public regarde. Cela créé un moment étrange, où Georgios et moi ne faisons plus rien, à part montrer notre fatigue. Puis j’ai trouvé la vidéo d’un cheval courant à l’air libre, ce qui contraste nettement, et sa course est comme le battement d’un coeur. Cela me raconte l’éloignement de nos vies et de la nature, et l’espoir que notre futur puisse les réconcilier. En procédant par écriture automatique, en connectant librement les matériaux sans dramaturgie préétablie, nous avons laissé les images nous révéler des choses. Nous bruitons les sabots d’un cheval, cette danse nous épuise et le son de la course devient le battement de coeur… L’image est alors dans notre corps.

V.R. : La façon dont Godard fait du cinéma, et notamment son utilisation du montage, sont-ils une inspiration ?
I.P. : J’aime beaucoup la façon dont les différents éléments de ses films peuvent se contredire. Dans mes spectacles, j’essaye aussi de juxtaposer les rythmes, de créer des contradictions, de faire des coupes franches, radicales, plutôt que de chercher des transitions douces entre les séquences.

V.R. : Dans le spectacle, vient un moment où vous n’êtes plus seulement bruiteurs ou monteurs, mais aussi personnages…
I.P. : Au cours du spectacle, nous devenons en effet les protagonistes des films projetés. En cherchant comment le bruit de nos pas, de nos chaussures, pouvait nous permettre de danser entre le son et l’image, nous en sommes évidemment arrivé·es aux claquettes. Nous utilisons ainsi un film avec Fred Astaire, Mariage royal, puis nous passons à On achève bien les chevaux, un film de Sydney Pollack sur les marathons de danse pendant la Grande Dépression aux États-Unis. Là encore, la danse est fonctionnelle, elle a un but concret : il s’agit de danser jusqu’à l’épuisement pour gagner de l’argent. À partir de cette vulnérabilité, nous essayons de tracer un chemin plus sensible et lyrique.

V.R. : Comment travaillez-vous l’attention du public ?
I.P. : Montrer la relation entre le son, l’image et le mouvement permet selon moi aux spectateurices de s’engager plus facilement dans la représentation. Au début du spectacle, le public peut très concrètement comprendre ce que nous faisons sur scène, sans passer par un concept. Puis le spectacle se complexifie au fur et à mesure, les différents éléments se décorrèlent, l’image est projetée derrière le public, le regard navigue entre l’image et nos corps qui, sur scène, donnent l’impression de deux bruiteurs qui s’activent sans qu’on comprenne à quoi se réfèrent les sons et les gestes qu’ils produisent. Enfin, l’image disparaît, l’imagination prend le relai, les spectateurices doivent établir elleux-mêmes les connexions. Je voulais enfin que la pièce contienne un certain humour, je voulais comprendre comment susciter les rires du public puis danser avec eux.