Victor Roussel : Comment en êtes-vous arrivé·e à faire du remonte-couilles toulousain un objet culturel et esthétique ?
Pau Simon : À l’époque, je me suis interessé·e aux méthodes de contraception masculine, en me renseignant sur des moyens de contraception moins invasifs et toxiques pour mon corps. En fréquentant des espaces militants féministes, j’ai entendu parler du remonte-couilles toulousain, et cette découverte m’a à la fois rendu curieux·se et choqué·e, en colère même, de voir qu’une telle méthode existait et fonctionnait, mais était passée sous silence, comme entourée d’un étrange mystère. La contraception masculine est alors devenue un terrain de recherche, dans le cadre d’un master à l’École des hautes études en sciences sociales, sous l’intitulé «Testicules gesticulées.»
Puis l’idée d’en faire une pièce est apparue : cela me semblait très intéressant de déplacer le remonte-couilles toulousain dans un cadre esthétique car cet objet peut créer un certain malaise. Sa forme même – un slip avec un anneau – renverse les représentations traditionnelles de la virilité, au fond c’est un sous-vêtement complètement queer. Par cette méthode, on rentre les testicules dans le corps ; le corps viril, traditionnellement dirigé vers l’extérieur, se tourne alors vers l’intérieur. Je voulais représenter cela sans activer l’imaginaire de la castration, mais plutôt montrer qu’un autre rapport au monde, plus sensible, pouvait émerger. Ma démarche a donc consisté à produire des images manquantes et à faire de cet organe anatomique un endroit plein de métaphores. Par exemple, le remonte-couilles libère les testicules du fardeau de la gravité pour les bercer dans le ventre, c’est plutôt doux et plaisant ! La remontée est donc un geste minuscule mais le renversement est immense.
V.R. : La Grande Remontée raconte donc une autre histoire possible de la masculinité ?
P.S. : À partir de ces premières recherches documentaires, j’avais en effet envie de trouver une porte d’entrée poétique pour raconter une autre histoire des masculinités. Incarner la figure du Tanuki, petit animal du folklore japonais, m’a permis de prendre en charge la présence malaisée des testicules dans notre société. Car chez les Tanukis, les couilles sont hypertrophiées et tranquillement intégrées au quotidien d’une manière très joyeuse. Plus tard dans la représentation, en chantant « vade retro spermato », j’incarne une déesse de l’infertilité qui peut libérer d’autres imaginaires autour de la masculinité en mettant en pause l’injonction à la fertilité. Une masculinité vulnérable, sensible, molle, en contrepied du phallus dressé. La partie plus documentaire du spectacle, où je rapporte les échanges d’hommes sur des forums de discussions dédiés à la contraception, montre également d’autres façons pour les hommes de faire groupe autour des questions de sexualité, inspirées du mouvement self-help qui a une forte histoire dans le féminisme.
V.R. : Matériaux documentaires, pièce chorégraphique et chantée, spectacle de drag… Comment avez-vous pensé l’hybridité de La Grande Remontée ?
P.S. : Cette hybridité fait partie du processus de création, bien en amont du spectacle. Avec une petite constellation d’artistes, d’ami·es et de militant·es nous avons expérimenté plusieurs supports, nous nous sommes amusé·es à créer des formes de médiation autour de la contraception masculine, comme le « couillendrier 2022 » par exemple, un calendrier autour des représentations des corps contraceptés. Il nous fallait redoubler de stratégie pour ne pas faire peur, pour ne pas froisser. Dès le début, La Grande Remontée était au croisement de la recherche documentaire, de la danse et de la performance, au croisement également d’une réflexion plus académique, d’une pratique militante et d’un travail artistique. Ces différents matériaux, savoirs et démarches se nourrissent l’un l’autre. Déjà parce que, pour chaque pièce, se forment autour de moi des groupes de collaborateurices et d’ami·es, des collectifs plus ou moins formels où l’activisme est aussi une pratique de l’amitié. Les rencontres sont créatives, elles inscrivent l’art et l’activisme dans la vie quotidienne, intime. Je me rends compte que j’ai le désir que chaque spectacle crée des ressources, pour ma vie quotidienne mais aussi pour les autres, que mes performances jouent aussi un rôle de médiation. Et c’est en agençant ces différents terrains que je trouve sur scène des endroits de déplacement, des endroits poétiques.
V.R. : Quelle place joue la métamorphose dans votre approche de la danse ?
P.S. : La métamorphose est pour moi la base de la danse, il y a toujours une transformation de soi quand on se montre aux autres sur scène. Cette métamorphose passe bien sûr par les costumes, puisque je me drag en animal onirique, puis en homme-cis, avant de devenir un humain plus flamboyant dans une dernière scène qui tient davantage du cabaret. Pour moi, me mettre d’abord dans la peau d’un Tanuki relève d’un enjeu politique et poétique. Pour danser cette pièce, je dois d’abord être disponible à cette créature imaginaire, devenir autre. Le costume que je porte me met dans un état de grande sensibilité car il produit beaucoup de sons, chacun de mes mouvements fait du bruit et modifie l’atmosphère. Puis la nature du mouvement change, j’ai travaillé la mollesse et la délicatesse. J’ai l’impression de traverser des états et des univers très différents, mais à chaque fois dans un rapport d’auto-expérimentation. Quand je m’amuse à faire de la musique avec des boules chinoises, je fais d’ailleurs un clin d’oeil aux militants de l’Ardecom1 qui ont expérimenté sur leur propre corps. Je veux montrer qu’expérimenter la contraception sur son corps peut créer de la danse et de la transformation.
V.R. : En même temps, les discussions entre hommes que vous rapportez dans le spectacle sont parfois un peu ambivalentes…
P.S. : En rapportant les échanges de ce forum, je voulais créer un ton, un angle supplémentaire au spectacle, pour montrer ma traversée de ces espaces militants et les tensions dans le regard que j’ai porté dessus. Souvent, ces groupes sont des bulles merveilleuses de douceur et d’entraide, et parfois je peux y voir quelque chose de l’ordre de l’héroïsation et de la capitalisation du féminisme par les hommes. On n’applaudit pas une femme qui se fait avorter ou qui prend une pilule tous les jours. J’avais besoin de terminer en disant que l’horizon souhaitable est que la contraception masculine ne relève pas du miracle, mais que ce soit juste normal, banal.
V.R. : Pourriez-vous nous raconter les rôles joués par la musique d’Èlg et par la scénographie-costume de Darius Dolatyari-Dolatdoust ?
P.S. : La scénographie textile est une sorte de prolongement du costume, une excroissance de chair qui forme une alcôve molletonnée et dialogue avec l’intimité de la pièce. Elle représente également une fresque historique dont les reliefs apparaissent selon la lumière, comme une grotte ancestrale qui prendrait vie. J’ai demandé à Darius d’imaginer la vision hallucinée de la masculinité que pourrait avoir un Tanuki. Dans les creux de ce paysage, on trouve des représentations naïves et symboliques, des Tanukis bien sûr, mais aussi des couilles volant en toute liberté dans le ciel, un groupe de parole, une danseuse qui twerke, des vulves-fleurs, différents moyens de contraception… Tout cela a valeur de conte, et ce rideau a pour moi une puissance d’évocation presque magique. La musique d’Èlg participe du travail d’immersion, puisque des micros sont incorporés dans le costume et le son traité en direct, en donnant la sensation organique d’être à l’intérieur d’un corps, ou parfois à l’intérieur des objets. Èlg est pleinement engagé dans la représentation, il improvise la musique sur une table amplifiée, à partir de ces sons captés au plateau. Ma danse participe donc de la composition musicale.
1 L’Association de Recherche et de Développement de la Contraception
Masculine, est un mouvement né en écho aux luttes féministes des années 70.