Entretien


Avec Marion Duval pour le spectacle Cécile

Laure Dautzenberg : Comment est né Cécile ?
Marion Duval : Comme je le dis dans le spectacle, à un moment donné je suis arrivée à un point de saturation, et je me suis dit quoi de mieux que de ramener Cécile sur scène, de lui faire raconter sa vie ? Je connais Cécile depuis longtemps, c’est une amie proche. J’ai pensé que donner le plateau à quelqu’un comme elle pendant trois heures pouvait produire quelque chose. On a parié sur le fait que les spectateurices pourraient se relier à elle, au-delà du jugement sur la qualité d’un spectacle, puisque c’est une personne qui nous fait face, qui nous parle. Déplacer la position du spectateur-consommateur est une démarche qui m’intéresse en général. Ce qui m’occupe n’est pas de cadrer une performance pour qu’elle soit ceci ou cela mais de créer les conditions de la rencontre entre ceux qui sont sur scène et le public. Par exemple mes spectacles durent souvent très longtemps parce que cette durée fait sortir la représentation de ses « gonds » et favorise la naissance d’une relation. On ne néglige pas pour autant le côté spectaculaire mais c’est un moyen plutôt qu’un but.

L. D. : Comment avez-vous construit la pièce ?
M. D. : J’ai lancé Cécile sur des souvenirs, des choses que je savais. Elle s’est prêtée au jeu de les raconter. Ensuite nous avons construit une structure lisible sans être trop contraignante, en laissant exister une marge de manoeuvre toujours renouvelée, aussi pour qu’elle ne se fatigue pas de la répétition. Ici, Cécile n’est pas complètement partie prenante de l’objet que l’on veut faire d’elle. Le spectacle est taillé pour elle et en même temps, elle essaie de s’en échapper, comme si elle tentait de survivre dans un contexte où l’on fait d’elle une égérie, où on la condamne à l’échec ou à la réussite. Elle se lance avec une fraîcheur et un appétit de vivre, avec une envie de partager des choses avec les gens, d’être comme médiatrice de certains sujets. Elle a le goût d’être sur scène et de devoir exécuter plus ou moins une partition, de participer à un tableau plus grand, de décoller de sa présence, dans un impératif de vérité.
Nous avons aussi donné une grande place au plaisir : c’est important pour elle comme pour moi. J’aime le spectacle, les artifices, les marionnettes, les jeux d’échelles et les surprises. On cherche à bousculer mais le goût du spectacle est central. On ne sera pas sauvés par cela mais un petit moment de divertissement, cela fait du bien, cela rend plus disponible. Le rire, vivre des émotions, être surpris·e, pleurer, sont des choses qui ouvrent.

L. D. : Dans une des séquences, Cécile raconte son passage de clown à l’hôpital. Vous avez vous-même eu une formation de clown. Est-ce que cette dimension a eu une importance particulière dans ce spectacle ?
M. D. : Cela relève plutôt du heureux hasard, c’est un outil que l’on a en commun sans l’avoir travaillé à dessein. Dans Cécile, ce n’est pas vraiment la pratique du clown qui est en jeu, mais plutôt un horizon, un pacte avec le spectateur, la spectatrice. Cécile a eu de nombreuses pratiques performatives : le clown mais aussi le porno-activisme, et ces pratiques la servent. Et elle a le goût de raconter et un rapport à l’autodérision qui sont des atouts pour la rencontre. Peut-être aussi que le clown, l’esprit du clown, suppose d’accepter une certaine prise de risques, nécessaire pour créer les conditions possibles d’une rencontre. Je pense qu’ici la prise de risque est aussi permise par notre relation, qui précède au spectacle. Celui-ci nécessitait une énorme confiance, que l’amitié peut donner.

L. D. : C’est un spectacle qui donne un immense sentiment de liberté. Est-ce que c’est une notion importante pour vous ?
M. D. : C’est la raison pour laquelle j’ai invitée Cécile, c’est quelque chose qui m’a toujours impressionné chez elle. Par ailleurs, un plateau est un endroit très contraignant mais qui permet, paradoxalement, des marges de manoeuvre immenses, une possibilité d’invention magique, si l’on ne tombe pas dans le psychodrame interne à l’interprète. On peut expérimenter une liberté inouïe, avec les dangers que cela comporte – la mégalomanie que cela peut produire, le risque de se faire mal, l’addiction qui peut guetter... C’est pour moi un endroit très spécial, qui contraste avec ce que l’on peut vivre ailleurs, un endroit où l’on peut tout rejouer, un endroit aussi où on peut s’accorder sur ce que l’on peut vivre ensemble et c’est ce qui rend la scène si précieuse, même si l’on doit faire face à des phénomènes de milieux, de goûts, de privilèges.

L. D. : Votre spectacle précédent, Claptrap, était déjà un spectacle où une comédienne était sur scène et décidait de la quitter. Mais c’est vous qui jouiez...
M. D. : Claptrap est le récit d’une artiste qui fait son dernier spectacle, ce qui la libère d’un certain nombre d’instances. Jusqu’à quel point est-on coincé dans des questions de carrière, d’institutions, de rapports au pouvoir constants dans lesquels on est toujours, comme artiste, plus ou moins assujetti ? Imaginer jouer une dernière fois permet de faire comme si tout était permis. Cela a un rapport avec le bouffon auquel on autorise des choses parce qu’il est à côté. Le prétexte de Claptrap comme le dispositif de Cécile permet de jouer avec cela.

L. D. : Comment avez-vous pensé les passages plus « mis en scène » à l’arrière-plan, et leur manière de se mixer avec les récits plus directs de Cécile ?
M. D. : Il s’agissait d’une part de soulager Cécile de sa propre parole de temps en temps et aussi de la faire basculer dans la dimension de « s’y croire », de rejouer à sa propre vie. C’est un peu le reenactement de ses propres récits. Cela permet une réinterprétation de ce qu’elle a raconté, pour elle comme pour le public, un processus qui est déjà à l’oeuvre dans les récits dans la mesure où dans le rapport aux souvenirs il y a forcément une construction, une réinterprétation. Rejouer les choses peut aussi être une manière de se venger de la manière dont s’est passée – ou pas passée – l’histoire, de réaliser un projet avorté, de se relier avec ce que l’on a été capable de faire, ou à ce qu’il nous reste de ce qu’on a fait.
C’est aussi une manière d’entrer davantage dans le « jeu » et dans la dépense physique. Pour moi, c’est important de suer un peu, de se perdre, et de le donner à voir, apportant une autre perspective sur cet humain qui nous fait face. Cela ouvre à l’empathie, à l’identification. Cécile a un rapport à l’engagement physique et politique. Elle a fait la place dans sa vie à des choses auxquelles je n’ai pas fait la place, trop occupée par la question de « devenir quelqu’un ». J’aime la scène mais je ne veux pas la garder à tout prix, j’ai eu envie de la partager. Cela me plaisait cette fois de la donner à quelqu’un d’extérieur, à elle tout particulièrement. Plus largement, j’ai profité de ce spectacle pour lui « rendre un peu de ma fame », en célébrant une personne, des visions, un parcours semé d’embûches et de victoires mais aussi simplement de bonnes anecdotes dont on ne voudrait pas que les conditions de possibilités disparaissent. Attention, le monde se referme.